Élodie Llobet s’intéresse à la polysémie de ce mot faussement évident, «générations». Elle met en lumière la part que jouent les médias: non seulement les jeunes sont aujourd’hui définis par les spécificités médiatiques qu’on leur prête, mais de plus la manière dont les médias parlent d’eux contribue a construire des identités générationnelles.
1 À peine sont-elles nées qu’elles sont déjà classifiées, nommées, décryptées, présupposées… Qui sont-elles? Les générations. Ce mot est devenu particulièrement à la mode, que ce soit dans les contextes culturel, marketing, politique, professionnel… Les «générations» n’ont jamais été aussi présentes et paradoxalement il n’a jamais été aussi difficile de cerner précisément ce que recouvre ce concept. Véhiculant de nombreux clichés, stigmatisant les individus, les définitions de ces générations et leurs caractéristiques sont loin de faire consensus. Ces constructions sont parfois plus communicationnelles que sociologiques, car on peut aujourd’hui appartenir à une génération sans pour autant s’identifier à celle-ci… Alors fait-on face à des métaphores médiatiques, à un opportunisme marketing ou bien aux illustrations de véritables changements générationnels?
2 En premier lieu, qu’est-ce qu’une génération? Parler de «génération» implique de croiser plusieurs niveaux de lecture et en particulier les regards historiques, sociologiques et anthropologiques. Une génération, c’est au gré des usages la position généalogique d’une personne au sein de sa famille, le nombre d’années séparant l’âge des parents de celui des enfants, une génération historique ayant expérimenté des contextes sociaux, économiques et culturels particuliers [1]. L’usage sociologique le plus courant, hérité de Karl Mannheim [2], considère que la génération fait référence à un ensemble d’individus ayant à peu près le même âge et partageant une vision du monde issue d’expériences historiques particulièrement marquantes connues dans leur jeunesse et au moment de l’entrée dans leur vie d’adulte [3]. Ces événements ont forgé non seulement leur identité mais également un sentiment d’appartenance. Ainsi une génération se différencie de la génération précédente du fait de marqueurs culturels et idéologiques spécifiques et elle ne devient génération que si elle a conscience d’en être une [4].
3 L’utilisation pléthorique du terme «génération» s’éloigne aujourd’hui de cette première définition. En effet, tout semble prétexte à devenir «génération» et la formule ne connaît plus de limites. Il y a les générations historiques comme «les Baby Boomers», les grands classiques comme la «Génération Y» et sa petite sœur la «Génération Z»… Mais demandez un classique revisité et vous obtiendrez la «Gen Z»! À la Une, on peut trouver la «Génération infertile» du magazine Neon [5], la tragique «Génération Bataclan» [6] titrée par Libération au lendemain des attentats de Paris, en passant par la «Génération What» [7], la grande enquête européenne sur les 18-34ans réalisée par Yami2 et Upian avec France Télévisions.
4 Ces quelques exemples ne sont pas anodins. Ils ont tous été à un moment initiés, portés ou amplifiés par les médias. Les professionnels du marketing, de la communication et des médias sont particulièrement prolixes et inventifs en ce qui concerne les dénominations et les attributs des générations. La génération passionne. La génération fait vendre. Les médias ont alors un rôle central dans la construction sociale de ces générations: moins celles-ci recouvrent des réalités historiques et sociales et plus leurs existences passent par la production de discours et de signes dans l’objectif de créer images et marqueurs de communication. [8]
5 Tout le monde est concerné. Les plus jeunes se reconnaîtront (mais surtout seront reconnus!) dans les Z, les fameux «Digital Natives». Les un peu moins jeunes dans les célèbres Y ou «Millennials» pour les intimes. D’autres pourront s’identifier à la «génération sacrifiée», aux «adulescents» voire aux «quinquados»…. Et quelques années plus tard, on peut même faire partie des «sexygénaires». La créativité bat son plein. Les médias multiplient les occasions de faire émerger et se succéder ces nouvelles «générations» qui font d’ailleurs couler plus d’encre au sein de la presse ou de la littérature managériale que dans le monde de la recherche.
6 On ne devient plus «génération», on crée des «générations», tout en espérant que l’adhésion aux différents concepts proposés soit le sésame de leur longévité. Certaines «générations» seront éphémères et passeront le temps d’une mode. D’autres seront reprises, développées, dupliquées. Leur notoriété médiatique fera alors figure d’autorité et justifiera le bien-fondé de leur existence.
7 Poussée dans son extrême, l’émergence des générations semble désormais plus relever de la boule de cristal que de l’observation sociologique. Ainsi, à peine est-elle sortie des couches que la «Gen Alpha» [9], le petit nom de code de la relève de la «Gen Z», commence à faire parler d’elle dans les médias… Qui désigne-t-elle? Les enfants nés en 2014 et commençant tout juste à remplir les cours de récréation des écoles maternelles! On est bien loin de l’approche arguant qu’une génération regroupe des individus ayant vécu vers 20ans des événements fédérateurs… La principale caractéristique des «Alpha»? Être nés connectés, dans le numérique (et non «avec» comme les Z), à l’heure où notre société bascule dans «l’Internet de tout» (Internet of everything) et où tous les objets de notre quotidien sont en réseau… en commençant par les jouets que nous leur mettons aujourd’hui entre les mains. Ainsi seront-ils apparemment les premiers à ne jamais connaître ce qu’est la vie déconnectée. [10] Mais «seront-ils» ou «souhaitons-nous» qu’ils soient? La prophétie est-elle auto-réalisatrice (self-fulfilling prophecy) [11]? Annoncer l’arrivée d’une nouvelle génération la fait-elle exister? Les caractéristiques associées aux nouvelles générations ne seraient-elles pas au final celles que certains aimeraient les voir recouvrir?
8 Les générations deviennent une clé de lecture et de compréhension de notre environnement et de notre société. Ce sont les nouveaux «personas» des professionnels du marketing, ces personnes fictives représentant un groupe ou un segment cible, dont l’utilisation contribue d’autant à l’existence et à la réalité. Mais à l’image de l’œuf et de la poule, qui est le premier? La génération ou l’image que l’on construit d’elle? Ce qui est certain, c’est que les «générations marketing» se suivent et ne se ressemblent pas…
9 Dans un monde marqué par l’instantanéité, la fascination pour le live et le culte de l’urgence dans la médiatisation de l’information, la génération est également devenue un outil médiatique. La génération rassure. Inscrire un fait, une actualité, une catégorie dans une dynamique générationnelle, c’est lui (re)donner une portée historique et une dimension marquante. C’est l’inscrire dans un temps long, celui qui manque à l’immédiateté de l’information: dans notre inconscient, ce qui est générationnel ne peut pas être anecdotique. Les tendances trouvent leur raison d’être et leur justification dans l’émergence de générations les incarnant. Les événements prennent une dimension historique en devenant dans l’instant des marqueurs générationnels. La génération devient caution.
10 Le sociologue Serge Guérin et le philosophe Pierre-Henri Tavoillot le soulignent très bien dans leur dernier ouvrage La guerre des générations aura-t-elle lieu?: «le moindre événement, la moindre innovation technologique, le moindre phénomène de mode est jaugé (im)médiatiquement à l’aune du temps long, ou comme un marqueur historique crucial sans qu’on se pose la question de savoir s’il le mérite vraiment ni s’il est vraiment propre à une classe d’âge» [12]. Les médias deviennent juges et historiens. En utilisant la génération comme caution, ils anticipent a priori l’importance que le jugement de l’Histoire, avec son recul, accordera aux événements a posteriori. L’émergence d’une génération ne semble plus se construire mais bien se décréter.
11 Les médias font les nouvelles générations et les représentations médiatiques contribuent à la construction sociale des âges. Catégoriser les individus joue un rôle dans la construction de notre manière de penser, de notre vision de la société et de l’Autre. Parler de construction sociale revient à prendre conscience que ce qui nous apparaît comme une évidence, comme quelque chose de naturel, relève en fait du culturel et du construit. En ce sens, il est intéressant de noter que les nouvelles générations médiatisées concernent la majeure partie du temps les «jeunes», ces inconnus, qui arrivent dans notre société et dont on aimerait bien avoir les codes et les clés de compréhension. Ce qui est certain, c’est qu’ils ne sont pas comme nous, générations déjà existantes! C’est un thème persistant, celui des «jeunes d’aujourd’hui», bien plus vieux que les vieux qui l’utilisent… [13]
12 Or cette construction médiatique des générations pose question dans la mesure où loin de créer une société de l’intergénérationnel, elle participerait à la construction de catégories dont l’existence serait basée sur leur opposition même. Alors parlons plutôt de «perspective» que d’opposition. Car il s’agit bien de cela au final: une génération existe essentiellement dans sa mise en perspective par rapport aux autres générations. Une génération existe dans l’(inter) action. Pour reprendre les auteurs cités précédemment, il n’y a pas de guerre des générations, comme on voudrait parfois nous le faire croire. Car personne n’est enfermé dans une génération, pour toujours. Les frontières des générations se brouillent, se renouvellent et évoluent dans le temps. [14] Nous existons alors dans le lien que les générations tissent entre elles, que ce soit au sein de la sphère familiale, professionnelle ou encore sociale.
13 Tout comme les générations ne se réduisent pas à une succession de dénominations marketing, elles ne peuvent pas non plus se réduire à une simple coexistence ou juxtaposition Leur essence est dans la création de liens riches et denses entre elles. S’ouvrent alors des perspectives beaucoup plus larges, celles de la solidarité intergénérationnelle au sein de notre société, de la coopération, de la transmission, du contrat social… Nous entrons dans la sphère de la «polis», de la cité, de la société d’aujourd’hui et celle que nous souhaitons construire pour demain.